Le Petit Comtois du 15 mai 1915 (p.3)
Quel bonheur de lire une telle leçon !
Évidemment, elle n’est que propagande, mais quelle propagande ! Un bijou d’écriture comme savait en polir Bergerat. Et une diatribe toute en nuances et subtilités sur les responsabilités du conflit. Écrit en 1915, année difficile, terrible et incertaine, ce texte est d’autant plus appréciable.
Émile Bergerat en est donc l’auteur (1845-1923). Poète, dramaturge, chroniqueur pour différents journaux comme le Figaro ou l’Information (dont est tiré cet article repris par le Petit Comtois) il avait beaucoup de verve et de culture. Très proche de Théophile Gauthier dont il devint secrétaire et dont il épousa la fille cadette ; il fut aussi membre de l’Académie Goncourt.
En ces années du centenaire, on est amusé par cette concordance de dates. C’est 1915 que choisit l’écrivain pour se projeter par l’imagination un siècle plus loin, en 2015.
Ce saut dans le temps, il le place dans une salle de classe où un instituteur essaie d’expliquer l’horreur et l’absurdité du conflit. Car Bergerat insiste sur l’incompréhension d’un tel massacre. À cette date, il chiffre à cinq millions les combattants, ne pouvant deviner qu’ils seront beaucoup plus nombreux jusqu’en 1918.
Et, sans surprise, il fournit d’emblée les responsables d’un tel massacre : un vieil imbécile et un dément à camisole. Le premier est l’empereur austro-hongrois François-Joseph âgé de 84 ans quand il s’engage dans la guerre contre la Serbie ; il a pris soin de s’assurer du soutien de Guillaume II, le dément à camisole, objet de toutes les moqueries, caricatures et virulentes critiques dans les pays de l’Entente.
Mais Bergerat semble élargir les responsabilités à d’autres hurluberlus, ubus et va-t-en-guerres capables d’avoir entraîné
des peuples dans cette boucherie.
Et il ose écrire que cette guerre est une stupidité.
Il se rattrape vite en disculpant la France. Mais, il la rend tout de même responsable d’une impréparation de ses troupes et de ses armes (qui veut la paix, prépare la guerre), de coupables naïvetés et légèretés vis à vis du loup allemand. Le coût en vies humaines aura été d’autant plus élevé et sera le
châtiment de la France pour son imprévoyance. On rencontre là le thème de l’expiation cher à certains catholiques et que le Petit Comtois, anticlérical, a dénigré.
Parlant de l’Allemagne, il l’annonce décimée, dépeuplée, ruinée. Et dit avec sagesse que le recul lui permettra d’en analyser l’erreur terrible et lamentable d’avoir choisi la guerre.
Il se montre modéré et réfléchi à propos de l’ennemi germanique, mais sa critique n’en comporte que plus d’arguments. D’abord, il rejette fermement le principe de la Force comme donnant le droit d’agir, principe défendu par des intellectuels germaniques. Rappelant le premier nom d’Hercule, Alcée ou Alcide, qui désigne la force secourable,
justement utilisée, il affirme que ce n’est pas de cette force dont l’Allemagne a fait usage, mais seulement de la loi du plus fort.
Il fait un rappel historique pour montrer que les peuples allemands ont d’abord recherché les libertés en rejetant l’emprise napoléonienne, en agissant par la révolution contre les princes abusifs en 1830, 1848.
Mais il charge Bismarck et les souverains de Prusse, les accusant d’avoir fait chavirer l’Allemagne dans les douves du burg féodal, dans le servage médiéval. Le mois précédent, l’Empire allemand honorait Bismarck à l’occasion du centenaire de sa naissance (1er avril 1815) et la presse française attaquait l’œuvre de ce personnage présenté alors comme responsable de tous les malheurs du pays. Mais Bergerat charge encore plus Guillaume II, enragé de naissance et rabique, inculquant la rage à tous ses peuples en courant sur terre et sur mer (allusion à la Weltpolitik).
« Quand ils eurent tous le venin dans les veines et l’écume à la bouche, il les précipita sur nous, vos aïeux, et nous dûmes nous défendre contre la meute hurlante et empoisonnée. Nous en tuâmes beaucoup, énormément même, et à l’heure où j’écris, nous en tuons encore, aidés
de nos voisins, menacés eux aussi de la morsure dite pangermanique. »
Bergerat ne termine pas sur l’hécatombe de 1914-1915, il prête à un écolier une réflexion de bon sens : pourquoi le peuple allemand a-t-il laissé agir et même soutenu son empereur ? Pourquoi ne l’a-t-il pas évincé ?
Et Bergerat d’imaginer l’Europe de 2015 totalement républicaine pour dire au gamin qu’il ne peut pas comprendre combien les Rois et Empereurs qui apparaissent aux élèves de 2015 « antédiluviens et paléontologiques » avaient encore de prestige, de pouvoir de droit divin et d’autorité acceptée. Et le peuple aurait poussé, en 1915, la sujétion jusqu’au martyre.
En concluant sur une boutade d’élève, Bergerat met de l’humour dans sa démonstration : il aurait manqué aux Allemands une Charlotte Corday…
Répétons-le, voilà un essai d’imagination dont la lecture, cent ans après, jour pour jour, est réjouissante.
En se livrant à un saut de cent ans en arrière, il est plaisant de rencontrer quelqu’un qui faisait la démarche inverse en se projetant cent ans en avant.