Le Petit Comtois du 30 décembre 1914
Le Petit Comtois consacre plus de deux colonnes en page deux de son édition du 30/12 à une affaire de mutilation volontaire.
Ce type de mutilation est connu, mais plus souvent pour des soldats au front, effrayés par les tueries auxquelles ils participent et dont ils sont les premières victimes. Profitant des périodes de tirs, ils pouvaient être tentés de se blesser en imputant cela à l’ennemi afin d’échapper durablement ou momentanément à ces lieux de mort.
L’accusé est un soldat incorporé en septembre 1914 et qui se serait volontairement entaillé l’index de la main droite avec un couperet pour échapper à ses devoirs militaires.
On peut être surpris de la place accordée par le journal à cette affaire, mais les deux dernières lignes de présentation (cf. ci-contre, en jaune) nous font comprendre pourquoi. Le père de l’accusé, Charles Chamberland (1851-1908) a été un notable local, député du Jura et savant biologiste, collaborateur de Pasteur. La notoriété de la famille sert ce jeune soldat qui a droit à un procès en bonne et due forme dans le cadre de ce conseil de guerre et avec des témoins d’importance.
Enjoint de donner sa version des faits, Chamberland explique qu’il n’a jamais voulu se mutiler, mais seulement arracher des clous à une chaussure qui le talait. Or, il apparaît peu crédible, car il utilisa un couperet pour cette tâche et il se fit quatre blessures et non une seule.
Cinq médecins sont cités comme témoins, mais seulement trois ont examiné les blessures, les autres étant là pour attester de la probité et du patriotisme du jeune homme.
Le Docteur Pitois fait part de pressions qu’il a subies. Son témoignage n’est pas à l’avantage de Chamberland. Pour lui, il ne fait aucun doute que ces blessures ont été volontaires car les plaies étaient parallèles, comme frappées en cadence et successivement.
Les autres médecins ont le même avis, mais tous les autres témoins appelés viennent donner de Chamberland une image d’homme courageux, patriote. C’est particulièrement le cas des témoignages de demoiselles.
Mais les témoins qui prennent le plus parti pour lui sont deux médecins, les docteurs Potdevin et Martin ; curieusement, tous deux sont de l’Institut Pasteur, là où le père de l’accusé a joué un rôle si important avant 1908 (cf. ci-contre).
Ils n’ont pas examiné les blessures de l’inculpé, mais l’un, pour pousser son soutien jusqu’au bout, donne tout de même des explications médicales à celles-ci : « un double mouvement réflexe pendulaire ».
L’accusation tient Chamberland pour responsable et coupable et demande une condamnation sévère.
La plaidoirie n’empêchera pas un jugement condamnant l’accusé à deux ans de prison. Pour les soldats accusés d’automutilation au front, les sanctions étaient souvent plus terribles, allant jusqu’à l’exécution pour l’exemple. Le site Prisme 14-18 rend compte avec précision de ce phénomène (important au début de la guerre) et des exécutions. (cf. graphique ci-contre comparant les exécutions pour automutilation aux exécutions totales)
Au début de la guerre, les affaires d’automutilation sont nombreuses, surtout après la bataille de la Marne si meurtrière. À tel point que l’état-major prévoit un polycopié pour les médecins, donnant des arguments dans le sens du geste volontaire, ce qui ne nécessitait, pour le praticien, que d’inscrire le nom de son auteur dans une case.
L’automutilation est le thème du début du film de JP Jeunet, Un long dimanche de fiançailles