Le Petit Comtois du 21 juin 1914
Habituellement, quand L. Cordelier n’a pas sa chronique en une du journal, c’est qu’il fait une recension d’ouvrage ; mais ce 21 juin 1914 non, il donne son opinion sur les suffragettes et sur les femmes en général. Et c’est renversant, même si l’on prend soin de se placer dans le contexte de l’époque.
Passe encore en début d’article, quand il s’en prend aux suffragettes anglaises qui, par leur détermination, agaçaient et inquiétaient tant des hommes que des femmes . Lui qui manie si bien l’ironie, s’en donne à cœur joie à leur encontre, et l’on peut comprendre sa position dans le contexte d’activités violentes de certaines suffragettes anglaises. Mais ce qui suit est vraiment inhabituel dans ce journal qui ne montre une telle virulence que dans son anticléricalisme, mais alors pour répondre aux attaques ou aux comportements agressifs des cléricaux.
Ce que j’ai lu Jusque présent dans le Petit Comtois m’avait fait voir un journal qui semblait observer avec bienveillance le mouvement féministe et particulièrement celui des suffragettes françaises qui, au moins, n’avaient pas recours aux méthodes brutales des anglaises. Sans prendre parti pour, il rendait compte de leurs réunions et de leurs actions et le faisait de façon assez neutre. en tous cas, il ne ressortait pas de ces éditions un antiféminisme primaire.
Or, quelle surprise de lire dans cette édition du 21 juin une telle diatribe antiféministe. Soit, elle en page trois et non en une, alors que son auteur était habitué à la première page pour ses écrits sur les relations internationales. Mais tout de même, sa provocation est énorme, son antiféminisme regorge de mépris et de goujaterie.
Volontairement excessif pour provoquer, il va jusqu’à écrire que Robespierre aurait été un enfant de chœur auprès de nos charmantes rivales. Avec le terme de rivales, Cordelier se dévoile. Il craint donc le suffrage des femmes et leur élection parce qu’elles prendraient la place des hommes.
Présentant les femmes, toutes les femmes, prisonnières de la mode, de son inconsistance et de son ridicule, il prétend donc que toutes sont futiles et narcissiques, adorant la mode comme un dieu. Cordelier apparaît comme un bourgeois éloigné du peuple car il ne doit pas fréquenter beaucoup d’ouvrières et paysannes qui ne disposent d’aucune toilette si ce n’est « les habits du dimanche », amidonnés, repassés, relavés, souvent usés.
Et c’est sous ce prétexte qu’il leur refuse le droit de vote ! Citant La Bruyère, comme lui, il attribue aux femmes une faiblesse de complexion et une paresse d’esprit.
Revenant sur l’action des suffragettes pour les condamner, on apprend que l’une d’entre elles avait procédé à un lancer de bottine contre un juge. Voilà une action que l’on pouvait croire récente, mais qui a ici un antécédent centenaire. Le lancer de chaussures signifie le mépris que l’on porte à celui qui est visé, il est pratiqué dans le monde arabe et le Président américain G.W. Bush en a lui-même été la cible.
Cordelier poursuit avec des énormités sur l’égalité des sexes et la nie sous prétexte de différences naturelles, les femmes enfantant et les hommes non ; quel grand motif de refus du droit de vote féminin !
Sa dernière tirade est encore empreinte d’un machisme méprisant. L’homme, généreusement, doit assurer les pénibles tâches de l’affreuse politique, écrit-il. Et que la femme se contente, faute d’accéder aux élections, de l’élu de son cœur, elle qui ne sait même pas le choisir.
Le conservatisme de l’auteur s’écarte de la ligne habituelle de ce journal radical-socialiste attentif aux évolutions de la société et qui, sans adhérer à toutes, prend soin de respecter la liberté d’opinion des lecteurs. Certes, dans le Doubs, les hommes devaient être rares qui soutenaient la cause féministe, mais de la part de cet homme instruit et qui se pique d’humanisme et d’ouverture d’esprit, quelle désinvolture et quel mépris pour le travail des femmes, pour leurs tâches ménagères, pour leurs sentiments amoureux ou leur rôle maternel, quelle étroitesse d’esprit que de limiter leur préoccupation à la frivolité de la mode. Même en 1914, cela a dû étonner plus d’un lecteur, même si d’autres ont pu s’en réjouir.
Pour se livrer à une comparaison qui n’honore pas Cordelier puisqu’elle suppose que sa mentalité remonte à plus de 120 ans, on peut relire André Amar, député montagnard et membre du Comité de Sûreté Générale qui s’exprimait ainsi devant la Convention le 9 brumaire de l’an II (30 octobre 1793) ; il affiche les mêmes préjugés sur les femmes.
Les femmes doivent-elles exercer les droits politiques et s’immiscer dans les affaires du gouvernement ? (…) L’opinion universelle repousse cette idée.
Les femmes doivent-elles se réunir en association politique ? (…) Non, parce qu’elles seraient obligées d’y sacrifier des soins plus importants auxquels la nature les appelle. (…)
Quel est le caractère propre à la femme ? Les mœurs et la nature même lui ont assigné ses fonctions : commencer l’éducation des hommes, préparer l’esprit et le cœur des enfants aux vertus publiques, les diriger vers le bonheur et vers le bien, élever leur âme et les instruire dans le culte politique de la liberté : telles sont leurs fonctions après les soins du ménage (…)
En général, les femmes sont peu capables de conceptions hautes et de méditations sérieuses ; et si, chez les anciens peuples, leur timidité naturelle et la pudeur ne leur permettaient pas de paraître hors de leur famille, voulez-vous que, dans la république française, on les voit venir au barreau, à la tribune, aux assemblées politiques comme les hommes, abandonnant et la retenue, source de toutes les vertus de ce sexe, et le soin de leur famille ?
Ajoutons que les femmes sont disposées, par leur organisation, à une exaltation qui serait funeste dans les affaires publiques, et que les intérêts de l’Etat seraient bientôt sacrifiés à tout ce que la vivacité des passions peut produire d’égarement et de désordre.
La guerre allait montrer nettement l’importance des femmes, ne faisant que révéler ce qui existait déjà mais que le conflit accentua : une participation féminine considérable à la vie de la nation. Cordelier pouvait-il alors garder le même avis conservateur et méprisant?